2
On avait déjà bu les apéritifs et fait le service du potage. Maintenant qu’il était immobile sur une chaise, Hedrock réfléchissait, attendant la suite des événements. Il étudia les hommes qui se trouvaient près de lui autour de la table, ces jeunes hommes forts, intelligents, sûrs d’eux-mêmes, tous dans la trentaine, qui constituaient l’état-major personnel de Sa Majesté Impériale.
Il éprouva quelque regret à la pensée que tout cela allait prendre fin pour lui. Voilà six mois qu’il vivait à l’aise dans cette brillante société, et Dieu sait que cela l’avait amusé de regarder ces jeunes gens goûter avec avidité aux joies du pouvoir absolu ; cette joie sans bornes lui avait parfois rappelé son lointain passé. Hedrock eut un sourire. Il y avait dans son caractère d’immortel quelque chose dont il n’avait pas voulu jusqu’alors convenir : un croissant mépris pour les risques qui le menaçaient, une insouciance devant le danger qui fondait sur lui. Évidemment, il n’ignorait pas qu’il lui faudrait un jour ou l’autre engager sa personne au-delà de la limite de ses pouvoirs secrets. Mais aujourd’hui comme jamais, c’était seulement son but final, toujours aussi distinct des buts que les gens lui supposaient, qui seul importait.
C’est alors que, pour la première fois depuis le début du repas, la voix de l’Impératrice s’éleva au-dessus du tumulte, coupant court à sa songerie.
— Vous semblez bien pensif, capitaine Hedrock ! s’écria-t-elle.
Hedrock tourna lentement son visage vers elle, cherchant intentionnellement à lui dédier autre chose que le coup d’oeil rapide qu’il s’était jusqu’alors autorisé, car il savait fort bien que les yeux verts d’Innelda avaient concentré leur attention sur lui dès l’instant où il s’était assis. Elle avait le port hautain et presque noble, les pommettes saillantes, le menton volontaire, tous traits classiques de la famille impériale d’Isher. On ne pouvait en la regardant douter que ce fût l’aboutissement ultime d’une lignée humaine unique entre toutes. Passions, caprices, pouvoirs, les uns et les autres sans limites, avaient marqué son beau visage. Il était trop évident que la bizarre et brillante Innelda, comme tous les hommes et les femmes remarquables qui avaient été ses ancêtres, poursuivrait son chemin à travers la corruption et l’intrigue, en dépit de ses défauts caractériels, et que l’extraordinaire famille d’Isher survivrait encore pour une autre génération.
La seule chose qui comptait pour l’instant, pensa Hedrock, tous les sens soudain en alerte, c’était de l’amener à se découvrir de la façon la plus avantageuse possible pour lui.
— Je pensais, Innelda, dit-il, à votre grand-mère disparue depuis sept générations, la splendide Ganeel, l’impératrice aux cheveux d’or. Sauf vos cheveux bruns, vous êtes tout à fait semblable à elle dans les plus beaux jours de sa jeunesse.
Un certain désarroi passa dans les yeux verts. L’Impératrice serra les lèvres, puis les écarta comme pour dire quelque chose, mais avant qu’elle eût pris la parole, ce fut Hedrock qui poursuivit :
— La Guilde des Armuriers possède toute l’histoire illustrée de sa vie. Ce que j’avais en tête, c’était l’idée assez triste qu’un jour vous aussi ne seriez plus qu’une collection d’images dans un quelconque et poussiéreux Centre d’Informations.
Il avait frappé au défaut de l’armure, sachant fort bien que la jeune femme ne pouvait supporter l’idée de la vieillesse et de la mort. Une lueur d’angoisse passa dans les yeux de celle-ci et, comme toujours, l’amena à révéler ses véritables et profondes pensées.
— Vous, au moins, s’écria-t-elle d’un ton cassant et d’une voix vibrante cependant, vous ne serez plus là pour contempler l’histoire de ma vie en images. Peut-être cela vous intéressera-t-il d’apprendre, mon beau capitaine, qu’on a découvert que vous étiez un espion en ces lieux et que vous allez être pendu cet après-midi.
Ces mots provoquèrent en lui un choc brutal. Bâtir une belle théorie selon laquelle il ne s’agissait que d’un test, que d’une habile menace de mort pour le faire se livrer, c’était une chose ; c’en était une autre que de se trouver assis là, non loin de cette femme capable d’une impitoyable cruauté et dont le moindre caprice avait force de loi, et de l’entendre vous annoncer votre mort. Face à un pareil tyran femelle, assoiffé de sang, toute logique était inutile, toute discussion sensée devenait irréelle et fantasmagorique.
De prime abord, il était bien difficile de comprendre le cheminement qui l’avait fait se mettre lui-même dans un aussi mauvais pas. Il aurait facilement pu attendre une ou deux autres générations – voire davantage – qu’apparaisse une femme qui lui permît de s’ingérer à nouveau dans les affaires intérieures d’Isher. Il était certain que c’eût été là, en effet, la façon logique de s’y prendre, tant du point de vue biologique que du point de vue de la dialectique historique. Renonçant à cette réflexion, il voulut cesser d’avoir de sombres pensées et se contraindre à la détente et au sourire. Après tout, il n’avait fait que s’attirer la réponse qu’il avait cherchée et, de toute évidence, il l’avait contrainte à lui annoncer la sentence plus tôt qu’elle ne le souhaitait. C’était une victoire psychologique, au fond ; à vrai dire, une amère victoire. Encore quelques-unes comme celle-ci et il serait mûr pour la dépression nerveuse.
Les conversations se poursuivaient partout dans l’immense salle à manger, sauf à la table impériale. Ce fut cela qui rendit Hedrock à nouveau conscient de l’ambiance dans laquelle il se trouvait plongé. Quelques-uns des jeunes gens considéraient l’Impératrice avec surprise. Les yeux des autres allaient de l’Impératrice à Hedrock, de Hedrock à l’Impératrice. Tous semblaient médusés. Ils paraissaient se demander s’il s’agissait d’une macabre plaisanterie ou d’un drame réel, d’un de ces drames que l’Impératrice faisait naître tout à coup, de temps en temps, pour le seul plaisir, semblait-il, de troubler la digestion de ses contemporains. Ce qui importait le plus, pensa Hedrock, c’était que désormais la situation attirait l’entière attention des hommes qu’il espérait utiliser pour se sauver.
Ce fut l’Impératrice qui rompit le silence. D’un ton doucereux et sarcastique, elle déclara :
— Je donnerais beaucoup, capitaine, pour connaître vos pensées dernières.
Elle n’aurait su mieux tomber. Hedrock, retenant à peine un féroce sourire, répondit du tac au tac :
— Cela ne change rien à mes déclarations précédentes. Vous êtes tout à fait semblable à la délicieuse, à la si étrange, à la si explosive Ganeel. La seule différence, c’est que lorsqu’elle avait seize ans elle ne dormait pas avec un serpent.
— Que dites-vous là ! s’écria un courtisan. Innelda dormir avec un serpent ? Devons-nous entendre cela littéralement ou est-ce un symbole ? Mais ma parole, elle rougit !
C’était vrai. D’un regard froid, Hedrock considérait la confusion rougissante de l’Impératrice, faisant montre d’une curiosité amusée. Il ne s’était pas attendu à une réaction aussi violente. De toute évidence, elle allait éclater d’une minute à l’autre. Cela n’impressionnerait sûrement pas ces solides jeunes gens qui, chacun à sa manière, avaient su trouver avec elle un moyen de se tenir entre l’approbation inconditionnée et le quant-à-soi, devant les exigences que la jeune femme manifestait avec sa suite.
— Allons, Hedrock, dites-nous-en davantage, dit le Prince Del Curtin, la moustache frémissante. Vous n’allez pas garder pour vous seul cette magnifique histoire. Je pense que cela aussi vient des dossiers photographiques des Fabricants d’Armes.
Hedrock se taisait. Il semblait adresser un sourire de remerciement au cousin de l’Impératrice, mais en fait c’est à peine si, dans l’instant, il apercevait cet homme : son regard s’appesantissait sur la seule personne dans la pièce qui comptât alors pour lui. L’Impératrice d’Isher était écrasée au fond de son siège, rougissante, et passant peu à peu du rouge de la honte à celui de la colère. Elle se dressa soudain, une lueur mauvaise dans le regard, mais il n’y eut pas dans sa voix toute la fureur que Hedrock avait espérée.
— Très habile de votre part, capitaine, dit-elle d’un air sombre, d’avoir ainsi détourné la conversation. Mais je puis vous assurer que cela ne sert pas le moins du monde votre cause. Votre réaction si fine ne fait que me confirmer que vous vous doutiez de mes intentions. Vous êtes un espion, et je ne veux pas prendre davantage de risques à votre propos.
— Calmez-vous, Innelda, dit un autre homme. Vous n’allez pas nous raconter des balivernes pareilles !
— Faites attention à vous, pauvre homme, si vous ne voulez pas finir sur le même gibet que lui !
Les hommes qui se trouvaient autour de la table échangèrent des regards significatifs. Certains d’entre eux secouèrent la tête, pour montrer nettement leur désapprobation, et tous se mirent ensuite à parler entre eux, ignorant l’Impératrice.
Hedrock attendit. C’était là la réaction qu’il avait cherchée à obtenir, mais maintenant qu’il l’avait, il ne lui semblait pas que ce fût ce qu’il fallait. Dans le passé, en effet, la désapprobation manifeste des gens de son entourage qui lui étaient les plus chers semblait avoir un très grand effet sur l’émotivité de l’Impératrice. Par deux fois depuis son arrivée au palais, il avait même constaté que cette attitude avait eu sur elle une influence décisive. Mais cette fois-ci le charme n’opérait pas. Hedrock s’en rendit compte, tandis que la jeune femme demeurait tranquillement enfoncée dans son fauteuil, et quand il vit un rictus se peindre sur son long et beau visage. Lorsque le sourire s’effaça, elle prit la parole :
— Je suis désolée, messieurs, dit-elle gravement, que vous exprimiez de pareils sentiments. Je déplorerais tout éclat qui semblerait manifester que vous considérez ma décision contre le capitaine Hedrock comme d’ordre purement affectif. Tout au contraire, j’affirme que j’ai été bouleversée de découvrir qu’il n’était qu’un espion.
La façon dont elle avait dit cela était impressionnante. Son ton avait quelque chose de convaincant et les conversations des hommes, qui s’étaient interrompues pour la laisser parler, ne reprirent pas lorsqu’elle se tut. Hedrock s’appuya au dossier de sa chaise : au fur et à mesure que les secondes passaient, il avait le sentiment croissant de sa défaite. Il pressentait nettement que ce qu’il y avait derrière sa condamnation était un enjeu beaucoup trop important pour qu’il suffise de se montrer habile afin de contrer la mise.
L’action ne pouvait s’inscrire que dans l’ordre du danger : il fallait une riposte draconienne, qui lui ferait courir des risques mortels.
Il demeura un instant plongé dans ses pensées. La longue table recouverte d’une nappe satinée et de plats d’or était entourée d’une vingtaine de beaux jeunes hommes qui attendaient impatiemment le résultat de ses réflexions. Tout cela constituait un arrière-plan à ses réflexions de plus en plus sombres. Il fallait qu’il trouvât les mots qui renverseraient la situation, qu’il déclenchât une contre-offensive. C’est alors qu’il se rendit compte que le Prince Del Curtin parlait depuis quelques instants.
— ... Il ne suffit pas que vous disiez que cet homme est un espion pour que nous soyons amenés à vous croire. Nous savons tous que vous êtes la plus grande et la meilleure menteuse de votre sexe quand cela vous convient. Si je m’étais douté de ce que vous prépariez là, je me serais donné la peine d’assister au conseil des ministres de ce matin. Qu’est-ce, au fond, que cette petite histoire ?
Hedrock se sentait fort mal à l’aise, car il avait le sentiment que les officiers avaient déjà admis la sentence sans savoir de quoi il retournait. Le mieux était donc de les tenir le plus vite possible à l’écart de la conversation, mais en prenant des formes. Il fallait attendre que l’Impératrice eût avoué ses arrière-pensées, aussi bien qu’elle s’y prît. Il constata qu’elle raidissait son maintien, qu’un air grave paraissait sur son visage dont avait disparu toute trace de sourire.
— Je suis au regret, dit-elle, d’avoir à vous demander de me faire confiance. Nous avons à faire face à une affaire très grave qui a été le seul sujet discuté au Conseil de ce matin, et je puis vous assurer que la décision de faire exécuter le capitaine Hedrock a été prise à l’unanimité, et que je déplore personnellement d’en être réduite à cette extrémité.
— Je me faisais une plus haute idée de votre intelligence, Innelda, dit Hedrock. Prépareriez-vous encore un de vos coups absurdes contre les Armureries, et imagineriez-vous que je sois capable d’en connaître le secret et de le rapporter au Conseil des Fabricants d’Armes ?
Elle lui jeta un regard qui lançait des éclairs et lui répondit d’une voix tranchante comme l’acier :
— Je ne dirai rien qui puisse vous fournir la moindre indication. Je ne sais pas exactement comment vous communiquez avec vos supérieurs, mais je sais que vous le faites et cela me suffit. Mes ingénieurs ont, à de fréquentes reprises, enregistré sur leurs compteurs des ondes puissantes à très long rayon.
— Et celles-ci provenaient de mon appartement ? demanda Hedrock.
Elle le dévisagea, fronçant le sourcil, les lèvres pincées.
— Vous n’auriez jamais osé venir ici, si les choses avaient été aussi évidentes que cela, dit-elle comme à regret. Quoi qu’il en soit, je vous fais savoir que je ne tiens pas à poursuivre cette conversation.
— Bien que vous n’ayez pas semblé en prendre conscience, dit Hedrock le plus calmement du monde, j’ai dit tout ce qu’il suffisait de dire pour prouver mon innocence quand j’ai déclaré tout à l’heure qu’à l’âge de seize ans vous avez dormi une nuit avec un serpent dans vos bras.
— Vraiment ! dit l’Impératrice, avec un sentiment de triomphe. Voici venir vos aveux. Ainsi donc, vous aviez prévu d’avoir à vous défendre et c’est pourquoi vous aviez préparé ce petit discours.
— Je savais, dit Hedrock en haussant les épaules, qu’on montait quelque chose contre moi. Depuis une semaine, j’ai pu constater que mon appartement était périodiquement fouillé. Dans les bureaux de l’armée, j’ai été soumis aux plus ennuyeux cours de morale de tous les bureaucrates. J’eusse été bien sot de ne pas imaginer qu’il y avait anguille sous roche.
— Ce que je ne parviens pas à comprendre, grogna un jeune homme, c’est cette histoire de serpent. Pourquoi estimez-vous que le seul fait de connaître ce détail prouve votre innocence ? C’est un peu trop fort pour moi.
— Ne faites pas l’âne, Maddern, dit le Prince Del Curtin. Cela veut tout simplement dire que les Armuriers savaient tous les moindres détails de la vie intime d’Innelda au palais bien avant que Hedrock vînt ici. Cela prouve l’existence d’un réseau d’espionnage autrement dangereux que tout ce que nous imaginions, et signifie que la véritable accusation portée contre le capitaine Hedrock est de nous avoir trahis en ne révélant pas l’existence d’un tel réseau.
« Pas encore, pas encore », pensait Hedrock. La crise allait venir, et alors il faudrait agir très vite, en temps voulu, d’une façon décisive. A voix haute, il déclara froidement :
— Pourquoi vous mettez-vous martel en tête ? Depuis trois mille ans, les Armureries ont prouvé qu’elles n’avaient nullement l’intention de renverser le gouvernement impérial. Je sais même que le rayon espion est utilisé avec la plus grande discrétion et qu’il n’a même jamais été employé la nuit, sauf la fois où Sa Majesté fit venir le serpent du zoo du palais. C’est la seule curiosité qui poussa en cette occasion les deux jeunes savantes qui étaient de service à la machine à poursuivre ainsi leur surveillance. Cette histoire était de toute évidence beaucoup trop intéressante pour demeurer enclose dans un fichier. Sans doute Votre Majesté serait-elle intéressée d’apprendre que deux études psychologiques ont été écrites à ce propos, dont l’une par le plus grand super-esprit vivant, Edward Gonish.
Du coin de l’oeil, Hedrock suivit les mouvements du corps de la jeune femme, mince, souple, qui se penchait en avant, tandis que les lèvres s’écartaient à peine et que le regard manifestait un violent intérêt. Ce fut dans un souffle qu’elle dit :
— Que voulez-vous insinuer par là ?
Le coeur battant, Hedrock sentit que son heure était venue. C’était maintenant – ou jamais ! Il tremblait, mais ne pouvait s’en empêcher et s’en souciait peu d’ailleurs. Il est normal après tout qu’un homme qui est sous le coup d’une condamnation à mort fasse montre de quelque agitation – sinon on l’eût considéré comme inhumain et glacial et on ne lui eût pas manifesté de sympathie. Aussi fut-ce sur un ton passionné et dur que sa voix s’éleva, couvrant les murmures qui venaient des autres tablées. Cela n’était pas mauvais pour lui non plus, car cette femme le considérait avec des yeux béants, cette femme qui était à moitié une enfant, à moitié un génie, et dont tout l’étrange caractère était tendu vers le bizarre, l’exotique. C’est les yeux brillants qu’elle écouta parler Hedrock :
— Il faut bien que vous soyez tous fous pour sous-estimer constamment les progrès scientifiques réalisés par les Armuriers. Quelle folle idée que d’imaginer que je suis venu ici comme espion, que je ne sois curieux que des petits secrets du gouvernement. Je suis ici dans un but bien précis, et Sa Majesté le connaît parfaitement. Si elle me fait exécuter, elle détruira délibérément ce qu’elle a de meilleur et de plus important à son service. Je ne sais pas où veut aller la dynastie d’Isher avec cette nouvelle ligne de politique, mais je vois bien qu’elle va droit au suicide.
— Décidément, dit l’Impératrice d’un ton sévère, vous êtes aussi présomptueux que vous êtes habile.
Hedrock ne prêta aucune attention à cette interruption, refusant d’abandonner la direction de la conversation et des événements.
— Il semble bien, poursuivit-il, que vous avez tous oublié vos notions d’histoire ou que vous vouliez vous masquer la réalité. Les Armureries ont été créées voici plusieurs milliers d’années par un homme qui estimait que la lutte incessante pour le pouvoir entre les divers groupuscules politiques était absurde, et qu’il fallait en finir une fois pour toutes tant avec la guerre civile qu’avec les guerres étrangères. A cette époque-là, le monde sortait à peine d’une guerre qui avait fait plus d’un milliard de morts – aussi trouva-t-il des milliers d’adeptes prêts à le suivre au péril de leur vie. Son idée était qu’on ne devait renverser aucun gouvernement au pouvoir, quel qu’il fût ; mais qu’il fallait mettre sur pied une organisation dont l’objet essentiel serait de faire en sorte qu’aucun gouvernement ne possédât jamais un pouvoir absolu sur le peuple. Ainsi, tout homme qui se sentirait atteint dans sa liberté pourrait à son gré aller acquérir une arme défensive. La chose était rendue possible grâce à l’invention de systèmes électroniques et atomiques permettant de construire des Armureries indestructibles et de fabriquer des armes ne pouvant être utilisées qu’en cas de légitime défense. Ceci empêchait donc que les armes fournies par les Armuriers puissent être utilisées par les bandits et les criminels, et justifiait moralement le fait de mettre une arme entre les mains de toute personne ayant besoin de protection. Certains crurent d’abord que les Armureries d’Isher constituaient une sorte d’organisation subversive qui pourrait les protéger de toute pression gouvernementale. Mais on se rendit bientôt compte que la Guilde n’intervenait nullement dans la vie politique ishérienne ; qu’il appartenait aux seuls individus et groupes d’individus de se protéger par eux-mêmes. L’idée de cette action était d’habituer les individus à devenir responsables de leur propre sort et, à la longue, d’apprendre aux puissances qui pouvaient essayer de réduire à la servitude l’individu quelles étaient les limites de la pression que l’on peut exercer sur un homme ou un groupe social. Ainsi un principe d’équilibre se trouvait-il établi entre gouvernants et gouvernés.
Hedrock sentit que l’Impératrice s’impatientait. Elle n’était pas, bien entendu, une admiratrice des Fabricants d’Armes ; aussi, comme il cherchait à rendre évident que les soupçons dont il faisait l’objet étaient absurdes, et non à changer les opinions de la souveraine, Hedrock en vint à l’essentiel :
— Ce que les autorités gouvernementales ne semblent pas pleinement saisir, c’est que la Guilde des Armuriers, en raison même de ses réalisations scientifiques, est beaucoup plus puissante que le gouvernement lui-même. Ils savent fort bien que, s’ils étaient assez fous pour renverser l’Impératrice, ils ne rencontreraient pas forcément l’agrément de la population ; ils n’aboutiraient donc qu’à détruire la stabilité que l’existence de leur société a rendue possible. Il n’en reste pas moins que cette supériorité constitue un fait politique indéniable. Il suffit donc de cette seule raison pour affirmer que l’accusation de l’Impératrice à mon égard est sans fondement, et qu’elle ne saurait avoir que des motifs autres que ceux avoués.
Hedrock avait beaucoup trop le sens de la progression dramatique pour s’arrêter là. Il avait exprimé l’essentiel de ce qu’il avait à dire, mais la situation était si problématique qu’il lui fallait faire diversion et se placer ensuite sur un plan totalement différent, tout en paraissant ne pas quitter son sujet.
— Pour vous donner, dit-il avant qu’on ait eu le temps de lui couper la parole, une idée des grandes réalisations scientifiques des Armuriers, je puis vous dire qu’ils possèdent un instrument leur permettant de prédire à coup sûr la mort de n’importe quelle personne. Avant de venir dans ce palais voici six mois, pour mon amusement, je me suis fait établir les prédictions de mort de la plupart des personnes présentes à cette table et des membres du conseil impérial.
Il les tenait tous, maintenant. Il pouvait s’en rendre compte en jetant un coup d’oeil sur les visages qui le considéraient d’un regard fiévreux et fasciné. Prenant sur lui-même, il s’inclina devant l’Impératrice, toute pâle.
— J’ai le plaisir, dit-il très vite, d’annoncer à votre Majesté qu’elle a devant elle une vie très longue et de plus en plus heureuse. Malheureusement... (Sa voix se fit plus sombre et il hacha les mots très vite :) malheureusement, il y a ici auprès de nous un gentilhomme qui va mourir... c’est une question de minutes.
Il n’attendit pas pour voir l’effet produit par ces paroles, mais se tourna sur sa chaise comme un fauve, en souplesse et brusquement, car il n’y avait pas de temps à perdre. A tout instant, son bluff pouvait être mis à jour et son numéro s’achever par un redoutable échec. Sa voix franchit l’espace qui le séparait d’une table où se trouvaient une douzaine d’hommes en uniforme.
— Général Grall !
— Pardon ?
L’officier qui devait s’occuper de l’exécution de Hedrock se tourna et parut stupéfait quand il vit que c’était son condamné qui lui adressait la parole. Hedrock se rendit compte que son interpellation avait amené un silence total dans la salle. A toutes les tables, les gens avaient cessé de manger, arrêté leurs conversations privées, les yeux fixés sur la table impériale et sur lui-même. Conscient d’avoir un plus large public, Hedrock monta le ton de sa voix et respira profondément avant de jeter sa fracassante question :
— Général Grall, si vous deviez mourir à l’instant, quelle en serait la raison ?
A deux tables de là, l’homme au lourd visage se redressa lentement.
— Je suis en parfaite santé, grommela-t-il. Du diable si je sais de quoi vous parlez !
— Vous ne vous sentez absolument rien au coeur ? insista Hedrock.
— Nullement.
Hedrock rejeta sa chaise et se dressa sur ses pieds. Il ne fallait pas qu’il fît d’erreur à cause d’une position inconfortable. Il lança brutalement son bras en avant et pointa le doigt vers le général.
— Vous êtes pourtant bien le général Lister Grall, non ?
— C’est exact. Quant à vous, capitaine Hedrock, je dois vous dire que je suis d’autant plus furieux...
Hedrock lui coupa la parole :
— Général, j’ai le regret de vous annoncer que, selon les examens enregistrés par la Guilde des Armuriers, il est prévu que vous devez mourir aujourd’hui à une heure et quart précise d’une attaque cardiaque, c’est-à-dire très précisément à cette minute, à cette seconde.
Alors, tout alla très vite. Synchronisant parfaitement le simultanéisme de ses mouvements, Hedrock pencha le doigt et disposa sa main de façon à focaliser sur son anneau le flux provenant du canon énergétique qui venait de se mettre en position sur une fusée invisible là-haut.
Il ne s’agissait pas d’une arme de type courant : elle était inconnue, elle n’était pas faite pour la vente et n’avait jamais été présentée dans les magasins de la Guilde. Jamais elle n’avait même été utilisée, sauf dans de rares cas de crise grave. Elle fit feu instantanément, mais il s’agissait d’un plan vibratoire qui était au-delà de la vision humaine. Aussitôt que le muscle cardiaque du général eut été tétanisé par la force paralysante, Hedrock déconnecta sa main et le canon invisible se dématérialisa.
Dans le désordre qui s’ensuivit, Hedrock se dirigea vers le fauteuil de l’Impératrice au bout de la table et fit la révérence à celle-ci. Il ne put s’empêcher d’admirer qu’elle fût aussi complètement, aussi anormalement calme. Cette femme que pouvaient faire flamber l’émotion et l’érotisme, au moment d’une grande excitation, était, à l’heure grave des grandes décisions, stable et solide comme un roc : l’héritage de la famille des Isher refaisait surface. C’était à ce fond de santé morale en elle qu’il avait besoin de faire appel, ce fond qui, comme un joyau précieux, brillait dans ses yeux pers.
— Je suppose, dit-elle, que vous vous rendez compte d’avoir implicitement avoué, en tuant le général Grall.
Il était bien trop intelligent pour opposer des dénégations à l’être surhumain qu’elle savait devenir en de telles circonstances.
— J’ai été avisé de la sentence de mort, dit-il, et j’ai su qui était chargé de son exécution.
— Alors donc vous reconnaissez tout ?
— Je reconnaîtrai tout ce que vous voudrez, à condition que vous vouliez bien comprendre que je n’ai en vue que vos intérêts supérieurs.
— Un homme de la Guilde, dit-elle incrédule, dont l’organisation me combat sans cesse, qui vient me parler de mon intérêt !
— Je ne suis pas, je n’ai jamais été, je ne serai jamais, dit Hedrock, d’un ton affirmatif, un homme des Fabricants d’Armes.
— Je le crois presque, dit-elle, comme la stupéfaction se peignait sur son visage. Il y a quelque chose d’étrange... d’étranger en vous... quelque chose que je découvrirai.
— Quelque jour je vous le dirai, je vous le promets.
— Vous me paraissez bien assuré que je ne vais pas vous faire pendre par quelqu’un d’autre.
— Comme je vous l’ai déjà dit tout à l’heure, il n’est pas possible que la dynastie d’Isher risque un geste qui équivaut à un suicide.
— Vous voilà revenu à votre thème favori, à votre ridicule ambition. Mais n’insistons pas là-dessus. Je vais vous laisser vivre, mais vous allez quitter le palais immédiatement. Vous ne me convaincrez pas qu’il existe un rayon espion qui puisse avoir un usage universel.
— Vraiment ?
— Peut-être possédiez-vous une machine de ce genre qui enregistrait tout dans le palais quand j’avais seize ans, mais depuis nous avons partout disposé des écrans défensifs. Ceux-ci ne peuvent être franchis que par un cerveau électronique à double voie : en d’autres termes, il faut qu’il y ait une machine à l’avers comme au revers de l’écran.
— Voilà qui est très astucieux.
— Quant à votre prétention selon laquelle les Armuriers peuvent lire dans le futur, je tiens à vous prévenir que nous en savons autant qu’eux en matière de voyage temporel, et que nous connaissons même les impossibilités qui en constituent les limites. Le principe d’oscillation n’est que trop bien connu, ainsi que ses conséquences dramatiques. Mais là encore, n’insistons pas. Je veux que vous partiez d’ici pour deux mois. Peut-être vous rappellerai-je auprès de moi plus tard. Cela dépendra. En attendant vous pouvez transmettre le message suivant au Conseil de la Guilde : ce que je prépare ne vise en rien à faire le moindre mal aux Armuriers. Cela, je le jure sur l’honneur.
Pendant un long moment, Hedrock la regarda dans les yeux sans détourner la tête. Il dit enfin, très doucement :
— Je vais vous faire une déclaration qui vient du fond du coeur. Je n’ai pas la moindre idée de ce que vous préparez, mais j’ai noté une chose dans votre vie d’adulte. Dans toutes les options politiques et économiques essentielles, ce sont vos instincts conservateurs qui l’emportent. N’agissez pas ainsi. Le monde change, laissez-le changer. Ne luttez pas contre le changement, mais prenez-en plutôt la direction. Ajoutez de la sorte de nouveaux lauriers prestigieux à la renommée millénaire de la dynastie d’Isher.
— Merci de vos conseils, répliqua-t-elle d’un ton glacé.
Hedrock s’inclina pour prendre congé :
— J’espère avoir de vos nouvelles dans deux mois. Au revoir.
Les conversations avaient repris lorsqu’il atteignit les grandes portes de la salle. Il les franchit et pressa le pas. Il parvint aux ascenseurs et sauta rapidement dans l’un d’eux, pressant le bouton pour aller en express jusqu’au toit du palais. Le voyage était long et il se sentit devenir nerveux. A toute minute, à toute seconde, l’Impératrice pouvait changer d’idée.
L’ascenseur s’arrêta, la porte s’ouvrit. Il sortit avant d’avoir remarqué le groupe d’hommes qui se trouvaient là. Ils se dirigèrent vers lui d’un pas rapide, le cernant. Ils étaient en civil, mais c’étaient des policiers, il n’y avait pas à s’y tromper.
— Capitaine Hedrock, dit aussitôt l’un des hommes, je vous mets en état d’arrestation.